« GOLDEN DOOR » : Lucy in the Styx/Avant-Première
Le renouveau du cinéma italien passe aussi par çà. Pas seulement par des histoires de caïman, de brigades rouges, ou de terroriste repenti. Evidemment, on est loin des icônes historiques ou des péplums plus ou moins westerniens. Mais après tout, je ne suis peut-être pas le seul à ne pas men plaindre. Et si cest le cas, et bien tant pis, assumons. En tout cas, quatre ans après « Respiro », Emanuele Crialese nous livre un nouvel opus de sa contribution à cette reconstruction. Et le fait davoir dû, dans le cadre du Festival du Cinéma Européen en Essonne, mériter la projection par une expédition à la boussole à la recherche du cinéma "LAtmosphère" de Marcoussis, nest pas sans participer à limpression de découverte. Bel effort que davoir implanté cette belle salle au milieu des champs, dans une construction flambant neuf quasi attenante à un château dépoque. Effort également louable que davoir de ci de là balisé le chemin de quelques indications à destination des parigots en goguette. Leffort eut-il été porté à son terme, en fléchant également la fin du parcours et en installant quelque enseigne distinctive vaguement lumineuse au fronton de la bâtisse, que le plaisir en fut resté néanmoins anodin. Le jeu de piste et langoisse de petit poucet se sentant égaré dans un nocturne labyrinthe semi-rural faisaient manifestement partie du programme. Et plaisir ultime, labsence complète dindication sur la route du retour prolongeait adroitement la facétie. Se sentir perdu à cinq kilomètres de la RN 20, un must. Dire que dici peu, le GPS tarira cette inattendue source de délectation.
Pour en revenir à nos moutons, lhistoire débute dans lItalie du début du siècle (le vingtième, cela va sans dire), et déroule lhistoire de la transformation dune famille de paysans en émigrants pour ce nouveau monde qui donne son titre original au film (Nuovomondo), et dont laccès passe par létape obligée dEllis Island dont le surnom de Golden Door inspire le titre de la version internationale de louvrage.
La famille Mancuso, qui se compose de la mère, Fortunata (Aurora Quattrocchi), du fils Salvatore (Vincenzo Amato), de deux petits-fils Angelo (Francesco Casisa) et Pietro (Filippo Pucillo) ce dernier muet, et de quelques jeunes femmes de parenté indéterminée, survit plus quelle ne vit dans des conditions moyenâgeuses au flan dune montagne escarpée qui pourrait bien être la Sicile ou la Sardaigne. Peut-être le dialecte italien usuel du lieu, rude et lourd comme une poignée de cailloux qui vous embarrasserait la bouche, serait-il de quelque utilité à un érudit dans finalement localiser le récit en Sicile, mais il nest nul besoin dêtre cet érudit pour ressentir le poids de la misère. Et dans ce cadre aride et désolé, écrasé aussi sous le poids de la tradition et de la superstition, sous la férule dune mère vaguement guérisseuse et vaguement sorcière, naît cependant chez Salvatore un rêve dailleurs, encouragé par lexemple de son jumeau parti tenter sa chance dans un Nouveau Monde aux allures dEldorado. Ny tenant plus, il finit par se décider au grand voyage, entraînant dans son sillage le reste du clan. Chemin faisant, le groupe senrichit dune jeune femme, Lucy (Charlotte Gainsbourg), se disant anglaise, bourgeoisement vêtue, et en quête dun alibi matrimonial pour accéder au navire démigrants.
Après un éprouvant voyage à fond de cale, le bateau libère ses passagers à la porte des USA et les livre aux formalités administratives et aux tests de santé et daptitude des autorités dimmigration.
Sans verser dans une mièvrerie ni romantique ni de comédie, le film se présente comme un voyage tout autant géographique que social ou initiatique. Il dépeint la migration et la mutation à marche forcée dune culture agricole et en apparence miséreuse vers une modernité davantage rêvée que réellement comprise. Il se développe en trois parties successives : en Italie avant le départ, le voyage, et le séjour à Ellis Island. Peut-être pourrait-on même séparer une quatrième partie, à inclure en seconde position, présentant la rencontre avec le monde moderne et citadin avant lembarquement au port.
Bien sûr, la motivation de la migration est dabord économique, soutenue par la révolte dun paysan vieilli avant lheure aux prises avec des conditions de vie intenables, coincé quil est entre les maigres ressources que lui permettent son cheptel rare, une terre pauvre et rocailleuse, et une famille dont il a la charge depuis le départ de son frère jumeau vers des horizons plus propices. Certains se contentent de cette situation, peut-être trop effrayés à lidée dabandonner tout lien avec un cadre de référence connu, peut-être aussi par résignation, ou parce quils nimaginent même pas quun autrement soit possible. Lui est déjà dans cet âge où les responsabilités saccumulent, et encore dans celui où lon na pas perdu espoir de changer les choses, où, même si lon est déjà tout imprégné de ces routines de pensée qui mènent à lacceptation, au «faire avec», à ce que les anglo-saxons nomment coping, on est encore dans la recherche de changements et davenir meilleur. Il est déjà dans cette dévotion qui lui fait gravir la montagne pieds nus et une pierre dans la bouche pour la déposer au pied de la croix dressée à son sommet, mais encore dans la colère lui faisant réclamer un signe de la part du Dieu quil implore : Voilà ma pierre, maintenant je ne bouge pas tant que tu ne menvoies pas ce signe de ce qui va changer ! Il est encore dans lâge de la crédulité face à ces images, ces cartes postales humoristiques présentant un arbre aux fruits en forme de pièces de monnaie ou des légumes géants dont il ne saisit pas lironie, quil découvre au pied de la croix. Mais il est déjà dans lâge de la traduction de ce rêve par la planification concrète du départ du clan vers lEldorado où coule le fleuve de lait dont il a entendu parler. Un homme à la frontière entre deux âges, à la frontière entre deux époques, et bientôt à la frontière entre deux mondes. Un homme aussi à la conviction puissante et contagieuse qui deviendra le guide de la troupe quil réunit. Nulle surprise dès lors que cet homme se nomme ici Salvatore, le Sauveur dun monde finissant, et que ses enfants soient dune part Angelo, lAnge, et dautre part Pietro, le Pierre sur lequel se bâtira le troupeau quil a assemblé, littéralement son Eglise.
Sa mère Fortunata, elle, est pleinement de son temps et de son lieu. Elle est ancrée dans une oralité qui se revendique. «Je ne comprends pas les choses écrites», répond-elle dédaigneusement en refusant un carton qui lui est tendu. Elle sait trouver son chemin et maîtriser les esprits maléfiques, se saisir des serpents et conjurer les sorts. Elle sait parler aux absents et voir dans le monde qui lentoure autre chose que la simple misère matérielle. Elle est de ce monde, mais elle est aussi dun autre monde, plus grand, plus vaste, plus magique, dont nul ne pourra jamais la déloger car elle en est la maîtresse, un monde de magie, de fortune dont elle porte le nom, et de sortilèges, un monde qui rend le monde dici bas si négligeable ou mieux, nen fait que le perron de son domaine de puissance secrète.
Et cest bien de la révolte du fils contre la mère quil est question. La révolte du présent contre le passé. Mais un passé qui regarde le présent de toute sa hauteur et finit par accepter de le laisser tenter sa chance avant de retourner en lui-même. Freud en pleine action, à lépreuve des travaux pratiques de la mise en uvre des passions et des rebellions. En tout cas, un autre ressort de cette réticence à la modernité qui alimentait le coping relevé plus haut.
Dans les éclats de cette confrontation, comme des étincelles nées de laffrontement du marteau et de lenclume, apparaît alors Lucy. Femme mystère, issue don ne sait où, peut-être anglaise, peut-être italienne, peut-être bourgeoise, peut-être catin, aussi à laise devant la naïveté du simple et de linculte que face à la lubricité du marchand de passeport, ou face à la modernité de ladministration médico-scientifique du Service de lImmigration. Rousse comme le diable, Lucy et ce simple prénom, sans autre patronyme, nest certainement pas là par hasard – est ce passeur qui guide le voyageur dune rive à lautre du Styx. Sans passé, sans histoire. Juste dans le présent de linstant qui doit accoucher du futur. Mais si elle est Charon, elle lest à contre-sens, vers une résurrection. Presque Méphisto prodiguant la jeunesse à un Salvatore qui, en pleine mer se rasant la moustache se transforme subitement de vieillard accablé en jeune et solide gaillard. Mais Méphisto est un escroc retors là où Lucy est une muse, une Maïa experte en mise au monde. Encore que les choses ne soient pas forcément si simples et que Lucy puisse être sans doute les deux choses à la fois selon le regard que lon porte sur elle, la naissance étant autant larrivée dun nouvel être au jour que la séparation davec son terreau nourricier. Elle est autant délivrance que traumatisme. Elle est autant espoir que division, comme cet étonnant plan du film en plongée montrant la foule du port se scindant au départ du navire. Autant désir que mystère de linconnu, comme cette arrivée en Amérique dans un brouillard tel que jamais aucune image nen montrera ni les côtes ni autre chose que lintérieur des locaux du Service de lImmigration. Et comme sil fallait encore forcer le trait du symbole, cest justement lors de lexamen gynécologique imposé aux femmes à leur arrivée à Ellis Island, dans la mise à jour de la fonction maternante pourrait-on dire, que se décide le résultat du combat entre Lucy et Fortunata, entre la mère symbolique et la mère charnelle, entre le passé et lavenir.
Emporté dans leuphorie de la métaphore et de lallégorie, Crialese nest jamais avare en redoublement du discours et de la symbolique, puisant dans chaque anecdote du récit la moindre occasion dalimenter le propos à la fois en détails historiques ou sociaux et en répétitions signifiantes. Le mutisme de Pietro, la place des femmes transportées dun bord à lautre de lAtlantique comme vers une place de marché matrimonial, leur débarquement en grandes tenues traditionnelles, le viatique offert par le prêtre du village aux voyageurs en partance et prélevé sur les nobles défunts et les gloires mafieuses locales décédées, tout concourt à renforcer ensemble les caractères initiatiques, religieux, psychologiques, politiques, sociaux, du voyage qui se déroule à lécran.
Et dans cette abondance de facettes de la notion de voyage, comment ne pas être tenté de voir au surplus dans les quelques scènes dhallucinations visuelles de Salvatore un clin dil au voyage réprouvé par la législation sur la toxicomanie? Mais on dira sans doute alors que le propos général du film est tellement ailleurs quil faut avoir lesprit bien compliqué pour trouver ici de telles allusions scabreuses.
Pour qui en serait resté au cinéma italien des années 70, ce film ferait office de production extra-terrestre. Au chapitre de lévocation immédiate, il aurait bien plus à voir avec le «Yol» de Yilmaz Güney quavec quelque référence à Fellini ou Sergio Leone. Peut-être à cause de létrangeté des paysages de montagne quon dirait impossibles, comme en attente de neige sous un soleil de plomb parfois fermé de nuages épais comme un brouillard taciturne. Peut-être à cause de cette ambiance de révolte contenue jusquà lexplosion. Peut-être à cause de cette envie dailleurs chargée de sens qui ne simagine que face aux éléments dépassant la mesure de lhomme.
Comment Crialese parvient à passer de ce registre à celui des ambiances confinées dune cale de bateau ou de bâtiment grouillant est un mystère qui lui appartient. Peut-être en conservant dans un recoin reculé de la mémoire de sa caméra la sensation vertigineuse des sommets escarpés et en la laissant suinter jusque dans ces images plongeantes descalier sur une foule en mouvement dans des coursives froides, comme, dans un tout autre registre, avait su le faire Pierre Granier-Deferre dans le générique étourdissant de «La métamorphose des cloportes».
Comment parvient-il à faire exprimer autant de sensations complexes aux acteurs dont il sest entouré tout en leur conservant cette force de naturel alors que le film frise par moment le documentaire ou le reportage, voire le tableau vivant? Peut-être par la complicité établie avec trois dentre eux sur le tournage de Respiro. Peut-être Mais cela ne dit pas où il a bien pu dénicher cette Aurora Quattrocchi (Fortunata), dont IMDb ne relève que 6 films en 17 ans, et dont la simple scène de la consultation pour exorcisme est un monument danthologie. Ni comment il arrive à rendre Charlotte Gainsbourg méconnaissable sans une once de grimage, comment il en obtient cette aura dirréalité, sans que rien ne la souligne, et qui fait en grande partie senvoler le film dans des sphères métaphysiques que le scénario ou la mise en scène auraient à eux seuls eut probablement bien du mal à rendre si transparentes.
Film en compétition à la Mostra de Venise 2006, présenté en avant-première au Festival du cinéma européen de l’Essonne. Sortie en salles le 27 janvier 2007.
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