« A perdre la raison » : devenir Médée
Pitch
Murielle et Mounir s'aiment passionnément. Depuis son enfance, Mounir vit chez le Docteur Pinget qui lui assure un train de vie confortable. Quand Mounir et Murielle décident de se marier et d'avoir des enfants, la dépendance du couple envers le médecin devient totale. Murielle, enfermée dans un système où elle n'a pas sa place, bascule insidieusement dans la folie.
Joachim Lafosse aime déranger : « Nue propriété », « Elève libre », sont des films dérangeants. « A perdre la raison », qui n’échappe pas à la règle, est tiré d’un fait divers tragique : en 2007 en Belgique une femme commet un quintuple infanticide. Pourquoi? Parce qu’elle a perdu la raison mais pas subitement, c’est ce que tente de démontrer le film en posant les jalons du drame final. Car il y a une logique, fut-elle irrationnelle, souterraine, dans toute construction d’un drame. Quand Murielle rencontre Mounir, ce dernier habite chez le Docteur Pinget. Non seulement ça ne dérange pas Murielle mais ce notable affable la sécurise. Pas pour longtemps, très vite, non seulement le confort matériel financé par Pinget ne suffit pas mais il aspire Murielle dans un marécage où elle se noie peu à peu.
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photo Films du Losange
Que représente Mounir pour le Docteur Pinget? Bien qu’il le présente comme son fils adoptif, les choses sont plus complexes et ambigues, c’est son protégé avec tout que ça comporte de devoir de reconnaissance de la part du jeune homme qui n’ose pas quitter la maison où il habite avec Pinget depuis son enfance. Mounir a une dette envers Pinget et, chemin faisant, on se rend compte que Pinget, dans un état d’esprit colonial qui ne dit pas son nom, est le protecteur de toute la famille de Mounir qui lui est « redevable », de ces mariages blancs avec des françaises qu’il organise pour ses frères, par exemple. Car Pinget ne connait que ce mode de fonctionnement : acheter l’affection des gens pour ne pas rester tout seul et les mettre en position de débiteurs. Un mode de fonctionnement plus courant qu’il n’y paraît et on peut se poser la question de qui est le plus généreux : celui qui aime faire des cadeaux ou celui qui sait les recevoir?Surnuméraire dans le couple que forment de fait Pinget et Mounir, Murielle ne trouvera jamais sa place sur la photo. Sa seule force aux yeux de Pinget et Mounir, ce sont ses enfants, elle est cantonnée rapidement à ce statut de génitrice, et, quand elle perdra la raison, car peu à peu la jeune femme devient folle, elle « reprendra » ses enfants du contrôle de Pinget (qui joue les bons papas gâteau) en les supprimant, telle Médée, comportement monstrueux et désespéré (en psychologie, on parle de complexe de Médée quand une femme s’en prend à ses enfants pour punir son mari d’une faute). Le film montre bien Murielle devenu un corps accablé de tâches ménagères entre deux accouchements. Sa tentative d’aller voir un psy trouve la réprobation de Pinget… Un Pinget qui, après le drame, va récupérer son tête à tête avec Mounir… Le film s’ouvre sur la TS ratée de Murielle, être encore vivante après son infanticide, c’est le pire qui puisse lui arriver…
photo Films du Losange
Les acteurs sont exceptionnels, Tahar Rahim (Mounir), Emilie Dequenne (Murielle) et Niels Arestrup impressionnant dans un rôle incroyablement complexe et pervers où il est devenu ce Docteur Pinget prédateur et opaque, qui ne perd jamais le contrôle de la situation ou le montre si peu, l’ogre qui offre des jouets, des maisons, des pizzas pour retenir Mounir auprès de lui, que l’irruption de Murielle a dérangé depuis le départ…
Le réalisateur s’intéresse beaucoup à la transgression, à la possession de l’autre ; dans « Nue propriété », la mère, femme-enfant irresponsable, Bovaryste rêvant d’un ailleurs, ne pose aucune limite à ses deux fils qui la considèrent comme leur propriété, la menace de la dissolution du trio provoquera un drame. Dans « Elève libre », ça va beaucoup plus loin, par l’entremise d’une mère défaillante, un groupe de quadragénaires de ses amis se mêle de faire l’éducation sexuelle de son fils, un ado en perte de repères. L’un d’entre eux, qui possède des ressemblances troublantes avec le docteur Pinget, jouera les pygmalions pour l’adolescent et finira par abuser de lui à tous les sens du terme. Ici, Joachim Lafosse ne développe pas les relations troubles entre Pinget et Mounir (en apparence, car tout est dans le non dit, le non montré), et choisit de se focaliser sur les conséquences de cette relation fusionnelle, passionnelle entre les deux hommes sur l’état mental de la femme qui les a « séparés », Murielle, l’épouse exténuée, que Munir aime sincèrement mais beaucoup moins qu’il craint la colère de Pinget.
photo Films du Losange
Notre note
(5 / 5)
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