« On the Bowery » : l’envers du décor de l’Amérique des années 50
Pitch
Un ouvrier des chemins de fer au chômage échoue dans Bowery St pour trouver des petits boulots et faire la tournée des bars. Mais ne pas replonger dans l'alcoolisme dans le quartier de Bowery semble impossible...
Un film à l’affiche, « On the Bowery », et un coffret DVD avec ce film et deux « Come back, Africa », « Good timess, wonderful times ») d’un documentariste qualifié de pionnier du cinéma indépendant américain dans les années 50, ça accroche. J’ai donc tenté « On the Bowery ». En deux mots, c’est très fort mais un peu difficile à voir. D’abord, parce que le film en noir et blanc (très belles images) est muet durant un bon quart d’heure, peu bavard dans son ensemble, ensuite parce qu’il n’y a aucune explication sur rien, par exemple, ce qu’était ce quartier, cette Bowery St, appelée souvent « la rue des clochards », considérée comme les bas-fonds de Manhatan, à l’époque… C’est d’autant plus difficile à cerner à l’écran que les codes ont changé…
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photo Carlotta
Les clochards tels que les filme L Rogosin sont des gens apparemment comme tout le monde, tels qu’ils étaient dans les années 50 avec des costumes gris ou des chemises blanches sur un pantalon sombre, un peu avachis les vêtements mais pas toujours… Ce serait inconcevable aujourd’hui de rencontrer des hommes habillés comme tout le monde, se comportant de manière civilisée, avec une seule particularité : l’alcoolisme chronique, les réunions et beuveries dans des bars de Bowery St. Des bars qu’on décrit comme la zone alors que de nos jours, ces cafés à l’écran ne paraissent pas tellement sinistres, des bars ordinaires, de notre point de vue, avec la particularité qu’ils ne sont fréquentés que par des hommes (une seule femme aperçue dans le film). Par rapport à aujourd’hui, on voit bien que trouver un travail est possible, même s’il s’agit de petits boulots harassants, débilitants, les hommes cherchent de l’argent pour s’acheter des vêtements clean et trouver un petit boulot, la situation économique de l’Amérique et du monde est différente. On dit qu’à l’époque 95% des habitants de Bowery travaillaient dans la journée.
photo Carlotta
Petit à petit, la caméra, qui suit de près un protagoniste, Ray, un ancien cheminot fraîchement débarqué dans le quartier et tentant de trouver un travail tout en faisant la tournée des bars et nouant connaissance, tente de démontrer un parcours : celui d’un homme devenu chômeur qui va échouer sur Bowery St et essayer de ne pas (re)sombrer dans l’alcoolisme. D’entrée, Ray se fait voler sa valise, beaucoup plus tard, il se fera tabasser dans la nuit. Dans l’intervalle, Ray a compris que seule la mission de l’Armée du salut lui permettrait de se protéger de la boisson puiqu’on ne peut obtenir un lit qu’en échange de s’engager à ne pas boire, à changer de vêtements, à se raser. C’est en montrant ces structures d’accueil que le réalisateur nous fait prendre conscience du degré de dénuement des clochards de Bowery st. C’est en cela que le film est moderne, le spectateur est en immersion lente, observant comme observe le réalisateur, s’expliquant lui-même la situation. Autres images « parlantes » : les journaux sur le bitume pour dormir. Mais on en dira pas beaucoup plus. Une relation entre Ray et Gorman, un ancien médecin déchu, va en pointillé montrer l’état d’esprit d’une communauté entre solidarité et prosélytisme qui ne veut pas laisser partir un compagnon de boisson ; ce vieil homme, Gorman, pour que Ray replonge, lui promet de l’argent, plus tard… quand il aura partagé sa et sa bouteille… puis, se ravise, lui donne cet argent, mais c’est trop tard quand même pour Ray car « les jeux sont faits » quand on met un pied sur Bowery St…Les bonus ne sont pas de trop pour ce film qui racontent notamment l’historique de Bowery, d’abord une rue traversant Manhattan du Nord au Sud, au XIX° siècle, puis remplacée en grand partie par Broadway avenue. Devenu dans les années 50 un quartier pauvre de Downtown, vidé de ses habitants, habités par des minorités, puis investi dans les 80 par des artistes comme Gérard Malanga (la Factory) ayant dû le quitter quand les prix ont monté récemment avec la construction du Bowery hôtel, grand hôtel de luxe. Le réalisateur Lionel Rogosin raconte qu’il n’avais jamais tourné de films auparavant, qu’il a d’abord lié connaissance avec les habitants de Bowery pendant six mois et qu’ensuite il a tourné son film pour apprendre, d’abord sans scénario, s’inspirant du « Voleur de bicyclettes » de de Sica (influencé de toute façon par le néo-réalisme italien d’un Rosselini), ensuite avec un scénario minimum. Il a mélangé la fiction et le documentaire en incorporant un personnage central, Ray Salyer, dont on ne s’aperçoit pas tout de suite qu’il est le « héros » du récit, un homme beau et charismatique, lui-même alcoolique, acteur non pro, qu’il tentera de sauver après le film en lui proposant une cure de désintoxication pour devenir acteur en Californie mais Ray s’en ira nulle part et personne ne le reverra jamais… Un autre personnage, Gorman, jouant le médecin faux ou vrai âgé, était à l’époque en phase terminale de cyrrhose du foie, il acceptera d’être sobre pour la bonne marche du film et mourra peu après le tournage.
photo Carlotta
Le film obtint le Grand prix à Venise et fut nommé aux Oscars du meilleur documentaire. Mais, en pleine guerre froide avec l’URSS, ce film gênait les américains, choqués qu’on montre l’envers du décor, en revanche, il plaisait beaucoup à Varsovie… On explique dans un des bonus qu’après la guerre de Corée, beaucoup d’hommes dans la Marine avaient pris l’habitude de boire et ont échoué dans Bowery pour continuer à boire « parmi les leurs », se couper de la réalité jusqu’à mourir. Ce film loué par Jonas Mekas ou John Cassavetes a été un des premiers films indépendants sur le modèle « pas de script, pas de plateau, pas de dialogues » mais filmer ce qu’on voit, filmer l’intimité volée, des conversations d’ivrognes dans des bars, des hommes effondrés dans des coins pour avoir la paix, des galeries de visages un pied en enfer, voire dormant dans des hôtels avec des grillages (pour diviser une pièce en deux en respectant le réglement de la ville), tout cela en plaçant la caméra de manière invisible derrière un bar, une bouteille, pour que ceux qui sont filmés oublient la caméra, ainsi recréer un documentaire vrai bien que scénarisé.
Sortie coffret 3 DVD Lionel Rogosin « On the Bowery » (1956), « Come back, Africa » (1959) et « Good times, wonderful times » (1965). Sortie 21 avril 20103 bonus pour « On the Bowery » : « Pourquoi Rogosin? » / « La parfaite équipe » et « Un Promenade dans le Bowery » (les deux derniers étant réalisés par son fils Michael Rogosin)
Notre note
(4 / 5)
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